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Hospitalité au pays des cactus

 

 

 

 

 

 

 

 

Elle se trouve maintenant en pleine nature, heureuse d'avoir échappé aux truands, terrorisée par l'environnement inconnu qui l'entoure. Aucune lumière, ni sur l'autoroute, ni dans l'immensité semi-désertique qui l'environne. La Lune, au début de son premier quartier, est légèrement voilée ; elle ne diffuse qu'une faible lueur lui permettant tout juste de distinguer le chemin qui s'enfonce parmi des arbres épineux et quelques cactus.

Craignant que les auteurs du rapt ne cherchent à nouveau à mettre la main sur elle, elle décide de ne pas retourner vers l'autoroute, mais de s'enfoncer dans la campagne. Tout vaut mieux que la bande à Garcia. Tandis que ses yeux s'habituent à la pénombre, elle perçoit quelques hauts arbres vers lesquels elle se dirige en trébuchant souvent. Alors que la piste se fait toujours plus étroite, car désormais elle n'est plus carrossable, elle atteint de vagues ruines. Il s'agit plutôt d'un tas de pierres volcaniques, indiquant que des gens ont du vivre ici, il y a bien longtemps. Sur l'autoroute, qui est désormais à un bon quart d'heure de marche, les faisceaux des phares se succèdent. Chaque voiture peut constituer une menace, ou le salut. Ursula décide d'attendre et de se reposer un peu. Gagnant le couvert des hautes frondaisons, elle s'appuie à un tronc rugueux, décide de s'asseoir en l'utilisant comme dossier. Quelque chose d'humide s'écrase sous elle, lui mouille les fesses. Elle pousse un hurlement d'effroi ou de dégout, se reprend, tâte la chose du bout du doigt, et se rend compte qu'il s'agit de l'une des nombreuses mangues, trop mûre celle-là, tombées de l'arbre, qui jonchent le sol. Elle peut enfin, en dégustant les fruits providentiels, juteux et sucrés, étancher sa soif et apaiser sa faim. Puis elle se laisse aller dans le tapis de feuilles mortes et s'endort. C'est la fraîcheur du petit matin qui réveille la jeune fille. Elle frissonne. Elle se frotte les yeux, puis parcourt son corps de ses mains. Elle est entière et en bonne santé. Libre mais perdue. S'il vaut mieux être ici que dans le minibus avec les truands, sa situation n'est pourtant pas brillante. Pieds nus dans ses sandales, elle n'est vêtue que de sa courte jupe et de son corsage déchiré qui baille largement, révélant ses tétons naissants. Par terre, elle trouve la sacoche de Garcia qu'elle avait machinalement gardé à la main en sautant du minibus. Elle s'empresse de l'ouvrir. Elle contient un portefeuille où se trouvent non seulement les papiers du véhicule, mais aussi un petit carnet d'adresses, une carte de crédit, et, compte-t-elle, 450 pesos en petites coupures.

Ursula, ayant très soif, déguste encore une mangue, mais cela ne lui suffit pas. Elle voudrait trouver de l'eau mais instinctivement, elle craint toujours de repartir vers l'autoroute. Elle décide donc de suivre la piste caillouteuse qui la conduira bien quelque part. Rien ne peut être pire que de retomber dans les pattes de ses ravisseurs.

Des heures ont passé. Le soleil est maintenant proche du zénith. Bien qu'elle soit habituée à ses rayons, le soleil la brûle. Elle a la bouche sèche et craint d'absorber les fruits divers tombés au bord du chemin car son ventre lui fait mal. Bientôt, des coliques s'obligent à s'arrêter. Elle n'a rien pour s'essuyer, ce qui provoque des irritations rendant la marche pénible. Elle ne se sent vraiment pas bien. La cri strident des cigales se fait de plus en plus insupportable. Tout là-haut, plane un rapace aux ailes effrangées. Il semble, à chaque cercle, se rapprocher d'elle. Alors que les arbres fruitiers ont laissé place à d'immenses cactus dont les silhouettes fantomatiques sont presque de forme humaine, les aboiements d'un chien se précisent, dans ce qui semble être un vallon. Elle a peur de l'inconnu, mais elle y trouvera peut-être son salut. Et si une présence hospitalière susceptible de la secourir l'attendait au bout du chemin ?

Ursula traverse un petit champ à moitié abandonné, planté d'agaves espacées, cette plante grasse dont le jus fermenté donne un alcool réputé, le mescal, et dont les fibres peuvent être tissées. Ce qui fait l'originalité de cette boisson, c'est son fameux ver d'agave, larve que les fabricants noient et laissent nager dans la bouteille de liqueur.

Plus loin, le chemin traverse un espace qui a été grossièrement labouré. C'est une bande de terre n'excédant pas cent mètres qui en cette saison sèche n'est que poussière.

Apparaît enfin, le long d'un amoncellement de blocs rocheux, une haie de figuiers de barbarie, qui annonce la proximité d'un habitat.

Cette plante, aussi appelée nopal, fournit de grasses feuilles ovales qui débarrassées de leur épines, sont succulentes. Elle en mangeait à Mexico, en fines lamelles prenant l'apparence de haricots verts et que sa mère cuisinait si bien. Elle a une pensée pour cette époque, difficile mais ponctuée de moments de tendresse. Que lui semble loin le quartier de la Guadalupe, dont le sanctuaire familier lui paraîtrait aujourd'hui si rassurant.

Au delà des figuiers, une toute petite maison, faite de terre et de cailloux, est à l'ombre d'un bouquet d'arbres desséchés. Elle domine une vallée encaissée qui serpente, toute de vert parée : une oasis en quelque sorte dans ces terres brûlées appartenant à l'état de Oaxaca, des terres qui étaient il y a bien longtemps recouvertes de forêts. Ursula se demande qui peut bien vivre là, à l'écart de tout. Elle tremble d'effroi mais n'a pas le choix. Cette cabane représente son dernier espoir. De toutes manières, elle ne risque plus, ici, d'être retrouvée par les hommes de Garcia et d'Emilio. C'est l'essentiel.

Le chien jaune et poussiéreux qui s'approche se montre surtout curieux, il vient la renifler longuement, sans la menacer. Devant la porte, un garçon est assis. A l'abri d'un chapeau de paille, il est en train de tresser un panier avec de longs brins teintés. Il l'interpelle :

- Tu sors d'où, toi ? 

-  Je suis perdue, répond la fille, j'ai chaud et surtout j'ai soif ! 

-  Rentre te mettre à l'ombre, tonne une voix d'homme.

Un type à la peau presque noire vient d'apparaître sur le seuil. Pieds nus, il est vêtu d'un poncho de coton crasseux laissant apparaître un pantalon à la couleur indéfinissable. C'est manifestement lui le maître des lieux.

Il fait assoir la fillette, lui tend un bol en terre rempli d'eau fraîche, puis il garnit d'une sauce indéterminée une galette de maïs avant de lui la tendre.

- T'en fais pas dit-il, tu n'as rien à craindre. La mère va rentrer. Elle est partie chercher de l'eau au puits, dans le fond du vallon. Quand tu te sentiras mieux, tu raconteras. Si tu veux...

Ursula ne saisit pas tout de ce que lui dit le bonhomme. Dans les campagnes isolées, les idiomes locaux l'emportent sur la langue espagnole utilisée en ville, mais la jeune fille a compris qu'elle n'est plus en péril.

Elle prend soudain conscience que sa jeune poitrine est à l'air. Son geste vif pour rapprocher les pans de ce qui reste du chemisier fait sourire son hôte de toutes ses dents noircies par le tabac. Le garçon, qui s'était approché, rit aussi. Il a à peu près son âge. Comme son père, il est râblé, son teint est basané mais des yeux clairs illuminent un visage plutôt avenant.

Sous un sombrero aux bords effilés, apparaît sur la pierre du seuil une femme entre deux âges. Elle a du coudre elle-même, il y a un siècle (!), sa robe multicolore qui dissimule des bras robustes, si l'on en juge au poids des deux seaux en plastique, remplis d'eau limpide, qu'elle vient de poser sur le sol en terre battue.

- Eh bien les hommes, vous avez de la visite ! 

Puis s'adressant à Ursula, elle reprend l'expression de son fils : 

- D'où tu sors, toi ? 

Avant de raconter son aventure, la jeune fille mord dans le taco que vient de lui confectionner l'homme. La sauce dégouline mais elle se régale. Elle a besoin de reprendre ses esprits.

En direction de l'est, la poursuite du minibus vert par le coupé d'Ignacio dure encore. La chasse est d'autant plus délicate que les deux véhicules sont sortis de l'autoroute. C'est bredouille que Garcia, rageur, compte rejoindre son repaire du Chiapas. Dans le petit hôtel situé en pleine forêt où quelques clients avertis viennent prendre du plaisir sans se soucier du jeune âge des filles, il se sait inaccessible. En terre zapatiste, l'armée - presque une troupe d'occupation - a autre chose à faire que de s'intéresser à lui. Quand à la police locale, elle est complètement à sa botte. Un peu d'argent, une putain à la disposition de l'officier de temps en temps, et sa tranquillité est assurée.

Ignacio se rend compte qu'il devient urgent d'intervenir. Tout deviendra plus compliqué si les truands parviennent jusqu'à leur fief. Alors il décide de jouer le tout pour le tout. Il sait que sa voiture n'a pas été repérée mais que par contre son visage est connu. Couvrant ses cheveux d'une casquette publicitaire, il dissimule sa bouche et son nez sous un foulard, puis dépasse en trombe le minibus dont il se met rapidement hors de vue car sur cette voie secondaire les virages se succèdent. Il accélère encore, demande à Maria de s'allonger sur le plancher de la voiture puis s'arrête en se plaçant en travers de la route. Il a le temps de se coller en embuscade derrière un arbre, pour attendre l'arrivée du minibus qui ne tarde pas.

Intrigué de voir la route coupée, Garcia s'arrête, mais laisse tourner le moteur. Prêt à toute éventualité, il quitte l'habitacle, s'approche du coupé, ouvre la portière, voit la jeune femme dissimulée sous les sièges. Il n'a pas le temps de la reconnaître, ni de la toucher, qu'un éclair argenté jailli de l'ombre. De son petit poignard aiguisé à manche d'argent, Maria frappe à l'aveuglette à deux reprises. Le bijou est une arme véritable. Elle a d'abord percé la main droite puis l'épaule de Garcia qui pousse un hurlement de douleur et se rejette en arrière comme piqué par un serpent. Intrigué, les trois cousins sont sortis du minibus. Alors que Garcia, de sa main blessé, essaie de saisir son pistolet de sa ceinture, Ignacio apparaît, mitraillette à main.

- Tous couchés au sol, les bras en croix,  crie-t-il aux quatre hommes. Julio n'obtempère pas, met sa main dans son blouson pour s'emparer d'une arme, et reçoit une rafale en pleine poitrine. Garcia subit le même sort car il a maladroitement brandi son pistolet. Ne restent plus que Vicente et Arturo. Ils tentent de s'enfuir en cavalant sur la route. Une rafale les fauche aux jambes. Une seconde les met définitivement hors d'état de nuire. Plusieurs taches rouges apparaissent sur le dos de leur chemise. Devant, c'est bien pire, les trous de sortie des balles sont énormes. Ce n'est pas beau à voir... Mais peu importe à Ignacio qui a agi sans réfléchir, comme la situation le lui imposait. Il n'avait qu'un seul but, retrouver la sœur de Maria. Confronté à quatre hommes armés, il n'avait pas le choix, tirer ou succomber lui-même. Sur la route déserte, la scène n'a eu aucun témoin. Maria et Ignacio courent vers le minibus, pleins d'espoir. La petite doit se trouver dans le véhicule. Mais l'habitacle est vide : manifestement Ursula a disparu. Il ne reste qu'une couverture sur un siège arrière. Rien d'autre. Une fouille rapide n'apporte aucun indice supplémentaire, il n'y a même pas de papiers à l'intérieur du véhicule.

 

 

 

 

 

 

 

 

Angoisse à Palenque

 

 

Le site archéologique Maya de Palenque

 

Quatre corps jonchent la chaussée dans des flaques de sang.

- Il est temps de filer avant que quelqu'un ne survienne, pense Ignacio qui prenant la main de Maria l'entraîne vers la BMW. Il démarre en trombe, s'éloignant au plus vite de la scène du carnage. Il n'a pas de remord. Dans la pègre mexicaine, c'est la loi de la jungle qui règne, la loi de cette jungle dans laquelle il s'enfonce, vers Palenque.

Il ne regrette qu'une chose : avoir perdu complètement la trace de la gamine. Il ignore tout de la destination qui devait être la sienne et Emilio ne l'a pas encore recontacté.

Sachant que les évènements récents se sont déroulés sans témoins et qu'il n'a pas laissé d'indice, Ignacio, ne craint pas la police car elle ne risque pas d'avoir été informée ; il décide d'aller jusqu'à Palenque. Il y découvrira peut-être une piste. Mais il lui faut d'abord de l'essence, et aussi trouver un lieu pour se refaire des forces, après une nuit d'insomnie. Sur la route des ruines précolombiennes, une multitude d'hôtels sont perdus dans la verdure. Ignacio engage la voiture dans une voie dallée conduisant à un ensemble de pavillons dispersés dans un jardin tropical. Une piscine bleue miroite au soleil. Quelques clients lézardent. La réception de l'hôtel est commodément installée à l'abri d'un bâtiment circulaire recouvert de palmes jaunies.

- Oui, en cette saison, nous avons souvent des chambres libres, lui répond la réceptionniste. Soyez les bienvenus...

Avec Maria, un séjour ici serait idyllique songe Ignacio. Il fait trente cinq degrés sous les parasols. Les hamacs se balancent devant les pavillons. Mangues et cocos jonchent le sol du jardin où le soir se promènent de paisibles crapauds chassant insectes et vermisseaux. L'air bruit de cris d'oiseaux. Mais pour l'instant, le couple a bien d'autres soucis. La situation est angoissante. Toute piste utilisable a été perdue. Ursula est, on ne sait où, dans la nature, peut-être en grand danger. De surcroît, il n'est même pas possible de retrouver le commanditaire du rapt et ce n'est qu'à cette condition qu'il sera possible, définitivement, de vivre sans soucis.

Histoire de reprendre quelques forces, Maria et Ignacio savourent une bonne douche, goûtent quelques heures un repos réparateur dans le confort de l'air conditionné. Ils sont si préoccupés, qu'ils ne profitent même pas du confortable lit king size pour faire l'amour, mais y tombent dans un profond sommeil réparateur. A la nuit tombée, ils vont dîner en silence sous la paillote qui abrite le restaurant. Là dans une atmosphère apaisée, un duo de Français sirote du vin chilien. Il semble au jeune couple qu'il a déjà croisé quelque part ces touristes-là.

En pleine brousse, dans l'état de Oaxaca, Ursula a repris des forces. Elle a eu beaucoup de chance de rencontrer ces sympathiques campagnards, sans doute d'origine indienne. Après une bonne sieste à l'ombre dans un hamac, le garçon l'a gentiment prise par la main et l'a emmenée découvrir les alentours de la ferme. Auparavant la mère l'avait rhabillée avec des effets de son fils : un maillot et un short certes usagés mais bien propres. Elle avait aussi pu se décrasser dans un seau d'eau tiédie au soleil. Les sandales esquintées par la longue marche dans les pierres ont été remplacées par d'autres, rustiques mais très confortables, en cuir, de fabrication maison. Les irritations et coups de soleil ont été calmés par une pommade végétale dont la mère a le secret. La jeune citadine s'émerveille au spectacle des animaux. Elle n'en avait jamais vus de semblables. Si la vache efflanquée, aux longues cornes recourbées, l'effraie, par contre elle a caressé les porcelets soyeux accrochés aux pis d'une truie placide. Entourée de ses poules, le coq, énorme, a essayé de lui chiper le reste de tortilla qu'elle avait encore à la main. Grattée avec d'antiques instruments agraires, la terre des petites parcelles, encore sèche, ne laisse apparaître aucune végétation, mais un jeune bananier porte déjà un régime prometteur.

Ursula se sent bien en ce lieu isolé, mais elle sait qu'elle ne pourra pas rester chez ces gens. Elle leur a demandé un téléphone mais ceux-ci l'ont regardée avec des yeux étonnés. Ici, il n'y a ni courant électrique, ni moyen de communication, ni télévision. On vit quasiment comme il y a des centaines d'années. Cependant des objets usuels modernes ont fait leur apparition : commodes récipients en plastique, casseroles en fer, réchaud et lampes alimentés par des bouteilles de gaz. Et aussi quelques outils aratoires encore rustiques. Ce sont des produits très chers, et pour les acquérir, un par un, le père attelle une charrette à son âne et va vendre, selon la saison, fruits et légumes au grand marché du mercredi, au village le plus proche. Ce sont les paniers de fabrication artisanale, qui lui rapportent le plus, quelques milliers de pesos par an soit quelques centaines de dollars. Le bourg, San Juan, se trouve à environ trois heures de marche, temps que nul ici ne mesure faute de montre.

Le garçon, Pablo, rêve d'en posséder une. Il a déjà eu en main un téléphone mobile, mais loin de tout réseau, il n'en aurait pas l'usage. Pas davantage du reste qu'à San Juan, municipalité desservie seulement par le téléphone fixe, plusieurs cabines publiques étant réparties dans le village.

J'ai de l'argent, 450 pesos, dit la jeune fille. Quant nous irons au village, Pablo, je téléphonerai à mon ami Ignacio et je t'achèterai une montre sur le marché. On trouve en effet de jolies imitations de grandes marques à moins de 150 pesos !

Pablo se montre ravi. Fils unique, il aimerait qu'Ursula reste longtemps chez ses parents. Il la trouve gentille et jolie. Mais il sent bien que sa vie de paysan pauvre n'est pas faite pour cette fille de la ville. Pour la remercier de la promesse de cadeau, il l'embrasse sur sa joue bronzée, ce qui la fait rosir de plaisir. Il n'imagine pas que la petite citadine ait pu connaître un sort encore moins enviable que le sien.

Après une longue journée vécue à la ferme, sous une chaleur torride qui rend le chien complètement amorphe, qui oblige la vache à chercher l'ombre, qui contraint chacun à porter le sombrero, le père profite du relatif rafraîchissement du soir pour préparer la carriole en vue de l'expédition du lendemain.

- Nous partirons bien avant le lever du jour, décide-t-il. Il faudra se coucher tôt.

Tous ont dîné de fruits et de tortillas, fraîchement cuites par la mère sur une plaque de fer chauffée par des braises. Le père a bu un café parfumé, fait d'une cuillère de poudre fine directement délayée dans la casserole d'eau chaude, à la mode du Chiapas. Le crépuscule venu, Ursula s'embarque au pays des rêves, dans le vacarme des insectes stridulant. Ici, les maisons n'ont pas de fenêtres, seulement d'étroites ouvertures que ferment des volets en bois par temps de pluies orageuses. La natte épaisse, sur la terre battue, lui semble plus rassurante, sinon confortable, que les coussins du minibus sur lesquels elle étouffait de chaleur et d'angoisse. Elle pense à Maria et à Ignacio. Que deviennent-il ? Sont-ils à sa recherche ? Certainement oui, mais ont-ils seulement quelques indices ? Dans son sommeil, la vierge de la Guadalupe lui apparaît, radieuse, réconfortante. Et aussi la tête de mort de la santisima Muerte aperçue un jour devant une boutique, entre le Zocalo et Tépito. Dans la galerie, il y avait beaucoup de marchands de bondieuseries, et aussi cette drôle d'échoppe semblait sacrifier à d'autres croyances, et à l'usage des stupéfiants, ce qui l'avait effrayée. Elle avait entendu dire que la sainte était surtout priée par les voyous...

Voilà que la petite Mexicaine a totalement perdu conscience. Mais qui l'agrippe à l'épaule ? Elle hurle de terreur, croyant que ses ravisseurs sont revenus. Ouf! Ce n'est que Pablo qui la calme. Il est venu la réveiller. Il est habitué aux départs matinaux :

- Il est l'heure, lui souffle-t-il, de te lever, on va partir ! 

Pablo lui a apporté un bol de lait bien sucré.

- On déjeunera au village lui dit-il. Si tu es fatiguée, tu monteras dans la charrette, mais il faudra quand même épargner l'âne. Car au retour, on sera presque aussi chargés qu'à l'aller. 

- Au retour, songe, mais ne lui répond pas Ursula, au retour ? Ça m'étonnerait que je revienne ici si je parviens à avoir Ignacio au bout du fil.  Elle sait déjà qu'elle regrettera Pablo et ses parents. Et même ce monde rustique où le péril n'est pas si présent que dans la mégapole polluée. Mais elle sait aussi que sa vie est ailleurs, dans le bel appartement de San Angel, dans cette pimpante école à la cour fleurie où elle apprend une foule de choses passionnantes. Et puis, cerise sur le gâteau, Ignacio avait promis, il y a quelques semaines, de les emmener toutes les deux sur la côte pacifique, pas à Acapulco trop fréquentée par les Américains, mais du côté de Puerto Escondido, voire de Puerto Angel. Ce sont les paradis des surfeurs et pêcheurs. Elle n'a jamais vu la mer, ne peut qu'en imaginer l'immensité, et les vagues roulant sur le sable blond.

Maintenant assise sur la natte, Ursula reste silencieuse. Elle se dit qu'un jour peut-être, elle reviendra ici pour prendre Pablo par la main et l'entraîner vers l'océan, lui qui n'a jamais été plus loin que le village de San Juan qui communique si peu avec le monde extérieur, et où les touristes ne se montrent pratiquement jamais.

Palmeraie dans l'état de Oaxaca

En songeant à Pablo, Ursula croît se souvenir que cette nuit elle l'avait vu en rêve. Elle était couchée sur le côté, genoux repliés vers la poitrine, comme un bébé dans le ventre de sa mère. Elle avait une main sur l'un de ses seins juvéniles, le téton sensible, et l'aréole commençant à foncer recouvrant la boule ferme des glandes se développant. Elle avait eu si chaud entre ses cuisses moites qu'elle y avait mis sa main longtemps. Puis elle avait perdu conscience. Sommeil bienheureux.

Aujourd'hui, le Pablo qui la regarde ne se doute de rien. C'est encore un petit garçon.

- Dépêche toi, lui lance-t-il, on va y aller. Vamos

Toute la famille est de l'expédition. La maison, que nulle serrure ne clôt, est laissée à la garde du chien jaune et du coq braillard. Qui viendrait voler quoique ce soit ici, tout au bout d'un chemin de rocailles ?

A l'hôtel de Palenque, auquel ils n'ont pas donné leur véritable identité, Ignacio et Maria se concertent au moment du petit déjeuner. Il est servi dans ce restaurant presque en plein air qui débouche sur le jardin tropical, mais ils n'en profitent pas vraiment. Ils ne font que penser à la disparue. Aucune piste ne se présente à eux. Ils n'ont plus qu'à rentrer à Mexico et à attendre. Peut-être leur faudra-t-il lancer un avis de recherche, mais dans ce pays, ils n'attendent pas grand chose de la procédure. Ils craignent surtout qu'Ursula n'ait été éliminée avant leur intervention. Comment ? Ils n'en savent rien. Mais que croire ? Ils ne peuvent qu'espérer une improbable et périlleuse évasion.

Par prudence, ils décident, quitte à faire un détour, d'éviter la route où la bande de Garcia a été éradiquée. Inutile de se faire repérer.

L'enfance a ceci de merveilleux qu'elle est insouciante. Ursula se trouve finalement ravie par son aventure. Elle est tombée sur de braves gens faisant tout pour la consoler de son épreuve. Le chemin n'est pas facile jusqu'au marché, mais la jeune fille se sent en forme. Elle n'a pas mal au pied dans ses nouvelles sandales et surtout Pablo l'accompagne en papotant. Il lui montre cette nature aride qu'il connait bien, lui indique les noms locaux des fleurs et des papillons :

- de celui-là, on tue les grosses chenilles poilues, car elles ravagent les plantations de légumes...

Tandis que le père marche d'un bon pas à côté de l'âne qui trotte ou qui traîne, suivant la proximité des plantes épineuses dont il raffole, la mère s'est installée dans la charrette. L'âge venant l'a quelque peu alourdie, et son souffle est plus court qu'autrefois. Mais pour soulager le baudet, elle descendra de sa monture au prochain raidillon.

Au lointain, apparaît maintenant le dôme rouge de l'église de San Juan. Encore quelques kilomètres et ils y arrivent alors que le soleil, pourtant encore bas sur l'horizon, est désormais très chaud. Les commerces les plus importants sont déjà en train d'être installés. De grandes bâches de toutes couleurs, certaines aux tons indéfinissables, sont tendues de part et d'autre de la rue principale, jusqu'à la moderne grand place à laquelle ne manquent, ni le vieux ficus ombrageant les bancs de métal ouvragé, ni le petit kiosque à musique où grimpent les gosses, ni la fontaine dont on a tari l'arrivée d'eau par économie car la sécheresse sévit.

 

Tianguis au village

 

Faute de disposer d'un véritable emplacement, les campagnards s'installent le long des murs crénelés de l'ancien monastère. Un grand parasol est ouvert au dessus du trottoir sur lequel la mère aligne quelques corbeilles de fruits et de légumes. A proximité sont empilés, sur une feuille de plastique, les produits de son artisanat. Pour en démontrer l'authenticité, elle tresse devant le chaland, de ses doigts agiles, les brins colorés des palmes cueillies près de la maison.

Le père est parti s'attabler avec quelques connaissances à l'un de ces restaurants ambulants qu'on trouve dans tout le Mexique. C'est, dans la semaine, son heure de détente. Après un café plus volumineux que riche en saveurs, il déguste, avec les doigts, un délicieux ragout dans une petite assiette en plastique. La force en chiles est telle qu'il en adoucit les piments avec de fades tortillas.

Quant aux jeunes, quartier libre leur a été donné. Pablo entraîne Ursula dans la foule où il n'est pas toujours aisé de se trouver un passage. Devant l'étal des montres et bijoux, il est bien sûr tombé en arrêt. Ursula a tenu sa promesse : voici une montre japonaise, tout en or veut-elle croire, à 95 pesos, qui va parfaitement à son poignet. La citadine décide aussi de s'acheter des vêtements un peu plus féminins : un t-shirt rose joliment brodé, une jupette dont les plis la séduisent, une nouvelle culotte, juste un peu échancrée à la brésilienne, le tout pour 120 pesos après quelque marchandage. En prime, elle obtient pour trois pièces de 10 pesos, de nouvelles sandales plus seyantes, plus fragiles aussi, que celle qu'elle porte depuis la veille.

Ravie, elle annonce à son compagnon qu'elle a encore de la monnaie pour téléphoner. Rien n'est plus simple, il suffit d'acheter une carte qu'on glisse ensuite dans les téléphones publics.

Ce n'est pas sans angoisse qu'elle compose le numéro du portable de son ami. S'il ne répond pas, elle essayera celui de Maria.

 

 

 

 

 

 

Les précieux secrets de la sacoche

 

 

Ignacio a déjà bien progressé, sur la route de Oaxaca, quand la petite musique du téléphone parvient à l'emporter sur le vrombissement de la voiture. Il ne sait pas que c'est la troisième tentative d'Ursula qui commençait à se désespérer, le mobile de Maria ne répondant pas non plus.

Buenos...  prononce-t-il sans oser trop espérer.

-  C'est moi, c'est Ursula... fait une petite voix.

Énorme soupir de soulagement dans la petite voiture de sport. Ignacio ralentit ; il a branché le haut-parleur pour que Maria puisse profiter de la conversation.

-  Où te trouves-tu ? Es-tu en danger ? 

- Non, tout va bien, je suis avec des gens très sympa, dans un village où se tient un grand marché... 

 

La voiture est garée sur le bas côté de la route. Le jeune homme a déployé sur ses genoux une carte routière. Il parvient à localiser le bourg de San Juan, où n'aboutissent que des routes tortueuses.

- Je devrais y être dans deux ou trois heures, promet-il.  Tu pourras m'attendre sur le zocalo, ainsi je te trouverai facilement. Et en m'attendant, soit prudente, ne disparaît plus...

Maria elle aussi a voulu parler avec sa petite sœur. L'avenir leur sourit désormais. Seul Ignacio songe que tout n'est pas terminé, et qu'une épée de Damoclès se trouve encore au dessus leur tête. Quand Emilio apprendra le triste sort de ses complices, il imaginera certainement une vengeance proportionnelle à leur massacre. Il ne les lâchera plus jamais !

A San Juan, Ursula attend donc, en compagnie de Pablo, l'arrivée d'Ignacio. Elle en a gros sur le cœur de quitter le garçon qui sut si bien l'accueillir. Après avoir fait le tour du village, en se tenant par la main, tous deux sont conscients d'avoir vécu leur premier amour d'enfants, un amour qui va prendre fin. Ils profitent de leurs derniers instants, assis sur le rebord arrondi de la fontaine, en échangeant quelques bises innocentes. Au Mexique, les amoureux des bancs publics ne se cachent jamais.

A son épaule, elle a gardé la sacoche de Garcia, contenant le portefeuille qu'elle ouvre à nouveau. Elle donne à son ami l'argent qui y reste :

- Il te sera plus utile qu'à moi .

Quant aux divers papiers, ils seront peut-être précieux à Ignacio, lequel est en train de négocier une série de virages difficiles.

Un panneau vient de lui annoncer la proximité du village blotti au pied de collines desséchées. Il y a aussi, a quelques kilomètres de là, une pyramide à visiter indique la signalisation. Arrivé à San Juan, le conducteur est bloqué dans sa progression par le marché qui bat son plein. Impossible de circuler en voiture aujourd'hui. Un parc de stationnement lui permet de mettre en sûreté la BMW. C'est ensuite à pied, tenant Maria par la main, qu'il se dirige vers la place principale. Ursula leur tombe dans les bras. Pablo les salue, non sans dignité. Tous les quatre se rendent jusqu'à l'étal tenu par la mère. Ignacio la remercie pour son hospitalité, et avant les effusions du départ, lui recommande la plus grande discrétion : la gamine ayant été enlevée par la maffia, il serait toujours dangereux pour elle que quiconque dispose du moindre renseignement. Le père confirme, affichant le plus grand sérieux, que le secret sera bien gardé.

Ignacio a retrouvé sa voiture, a fait le plein d'essence à la sortie du bourg. Maria s'est drapée un instant dans une belle écharpe brodée dégottée sur le marché. Mais il fait trop chaud. Le couple a décidé de passer par Oaxaca avant de reprendre l'autoroute de Mexico. Maintenant qu'Ursula se trouve en sécurité et en bonne santé, à l'arrière du coupé, ils ont tout le temps devant eux. Avant de retrouver la touffeur de Mexico, ils ont le loisir de profiter de paysages enchanteurs. Et puisqu'au Chiapas ils avaient bien d'autres soucis en tête que les fameuses baignades d'Agua Azul, ils feront un détour par les cascades pétrifiés et les bassins d'eau bleutée d'Hierve el Agua, à flanc de montagne.

C'est en chemin qu'Ursula pense à tendre le portefeuille de Garcia à Maria. Celle-ci, à voix haute, en détaille le contenu à l'intention du conducteur. Les papiers de la voiture révèlent l'adresse du truand, au Chiapas, ce qui est de peu d'intérêt. La carte de crédit est au nom d'un hôtel, à Palenque et le jeune homme n'en fera rien non plus. Mais on ne sait jamais. Par contre, la lecture du carnet d'adresse se révèle passionnante. Il ne contient que quelques noms et numéros de téléphone, presque tous dans les états du sud-est et même au Guatemala.

La seule adresse située à Mexico est celle d'un certain senior Hernandez, résidant à Coyoacan. Feu le sinistre Garcia a commis l'erreur d'écrire, entre parenthèse, l'initiale d'Emilio, au crayon, près des coordonnées du truand. Ignacio jubile : comme son ennemi mortel ignore qu'il est débusqué, il reprend désormais l'avantage. Il faudra quand même être prudent. Emilio doit enrager ; il a forcément appris que Garcia avait été anéanti, ainsi que ses hommes. Il peut logiquement en soupçonner Ignacio dont il connaît l'adresse à San Angel. Il peut aussi en déduire que la gamine, libérée, a retrouvé les siens.

La priorité, pour Ignacio, sera donc de mettre les deux sœurs en lieu sûr, mais pas trop loin de Mexico, là où nul ne songera à les trouver. Dans un magazine touristique, consacré aux villages enchanteurs de l'état de Mexico, il avait été attiré par les photos du village de Malinalco. A deux heures de la Capitale, dans un cirque de montagne, cette paisible commune où l'on respire l'air pur de la campagne et le parfum des fleurs est très calme en semaine. Les samedis et dimanches, une clientèle huppée en occupe les hôtels de luxe et quelques villas prestigieuses, protégées par des clôtures électrifiées. Si les cinq étoiles risquent d'être peu discrets, le petit hôtel doté de trois étoiles, portant du reste le même nom que le bourg, pourrait constituer un refuge idéal. Dissimulé derrières ses hauts murs, il ne compte que quelques chambres donnant sur un jardin verdoyant et une piscine. Ignacio lui confiera ses protégées avant de passer à l'action.

Après la baignade d'Hierve el Agua, en pleine montagne, dans un jardin de cactus qui en semaine ne subit pas la foule du week-end, Ignacio met donc le cap sur Mexico. Avant la Capitale, il obliquera vers Cuernavaca, la cité de l'éternel printemps, avant de s'engager sur les petites routes sinueuses qui conduisent à Malinalco où il parviendra dans la soirée. Il en a prévenu l'accueillant propriétaire, Rodolfo, qui a préparé pour le trio deux jolies chambres donnant sur la piscine. Bien qu'il ne serve pas d'autres repas que le petit déjeuner, il a accepté, vu l'heure tardive de l'arrivée, de servir une collation toute simple, composée d'œufs brouillés et de tortillas toutes fraîches. L'hôtel n'a pas d'autres clients et il est délicieux de se restaurer sur la terrasse, dans la fraîcheur de la nuit tombée. L'air est si pur ce soir là que les étoiles brillent d'un éclat particulier. La Lune éclaire faiblement les montagnes si proches qu'elles en semblent rassurantes, telles un rempart. Mais Ignacio a également pris la précaution, pour que ses protégées soient en toute sécurité, de les inscrire au registre de l'établissement sous une fausse identité.

 

Le site de la Colline aux Idoles à Malinalco

 

C'est après une nuit agitée, d'abord par les câlins de Maria, puis par une cogitation intense à propos du duel qu'il va maintenant engager contre Émilio, qu'Ignacio se lève de bon matin, prend la précaution de glisser, dans le tiroir du chevet de Maria, quelques milliers de pesos, et reprend le volant vers Mexico.

Parvenu dans la périphérie, près du quartier de la Cité Universitaire, il confie la BMW à un garage auprès duquel il loue, également sous un faux nom, une voiture plus anonyme. Ce sera une simple petite Nissan comme on en trouve aisément au Mexique. Comme il serait imprudent de passer à San Angel pour récupérer ses propres armes, il se dirige vers la Lagunilla où son ami Fredo l'avait dépanné. La mitraillette utilisée à Palenque devenant trop encombrante, il ne s'en servira sans doute pas. Il s'équipe en plus d'un pistolet automatique de taille raisonnable et d'un silencieux. Il conserve le pistolet pour dame qu'il fixera, le moment opportun, sur sa jambe droite, en dessous d'un jean suffisamment large.

Pour modifier son apparence, il se rend chez un perruquier de la colonia Napoles, sur le boulevard Insurgentes. Ses cheveux noirs disparaissent maintenant sous des boucles châtain lui donnant un look d'artiste de variétés que complète une chemise aux tons criards. La veste légère, du même style, permettra de mieux dissimuler le pistolet automatique. Se montrer excessivement voyant, c'est la meilleure manière de se cacher.

- A nous deux, Émilio, murmure pour lui même Ignacio qui dans cet accoutrement, au volant de la Nissan, prend la direction de Coyoacan. L'adresse d'Émilio est proche du mercado, le porche de l'habitation donnant sur la rue Malintzin. Après être passé deux fois à petite vitesse devant la maison cossue du prétendu senior Hernandez, il décide de s'en approcher à pied. Tout comme le ferait un détective privé, il se plante, devant la maison, sur le trottoir opposé, et fait semblant de lire le journal, préalablement percé d'un trou indécelable. Au bout d'un moment, le porche s'ouvre. Une femme sort, munie d'un panier à provision. C'est la bonne d' Émilio . Elle laisse suffisamment longtemps la porte ouverte pour qu'Ignacio puisse observer l'intérieur de la cour, voir le palmier et les trois galeries superposées. Il se rend compte immédiatement que la disposition des lieux rendrait téméraire toute attaque frontale. Comment savoir à quelle niveau se trouvera Emilio quand il aura forcé nuitamment le portail. Et puis une alarme existe peut-être...Mieux vaudrait, donc, faire sortir le loup de sa tanière. Et l'attendre sur un terrain qu'il aura lui même choisi, et où il ne laissera aucune chance au vieux truand.

Ignacio, sûr ne n'avoir pas été repéré, s'éloigne tranquillement et va s'installer dans un petit restaurant proche du jardin Centenario. Il y commande un poisson grillé et un verre de vin rouge chilien, du Concha y Toro, préférant le cabernet-sauvignon au merlot, puis sort de sa poche le carnet de Garcia. Quelle bonne idée a eue Ursula de s'en emparer! Plusieurs adresses y figurent, par exemple celle d'un certain Fernandez à Villahermosa. S'il s'agit d'une connaissance du maquereau du Chiapas, Emilio, dit Hernandez, a peut-être déjà été en affaire avec lui mais sans doute pas de visu. Le plus simple serait donc de l'appeler en se faisant passer pour Fernandez.

Prudent, Ignacio ne va pas utiliser son téléphone personnel. Sous un palmier du parc central de Coyoacan, une cabine téléphonique est disponible et nulle oreille indiscrète ne traîne à proximité. Le jeune homme compose le numéro d'Emilio. Il contrefait sa voix en serrant entre ses dents un stylo et en tentant d'imiter l'accent du sud-est mexicain

  • Senior Hernandez ?

  • C'est lui-même, qui êtes-vous ?

  • Le senior Fernandez, de Villahermosa. Je suis un ami du senior Garcia...

  • Du senior Garcia ? Connais pas ! Et votre nom ne me dit rien.

  • Mais si, du senior Garcia. Vous avez été en affaire avec lui. Il m'en a parlé.

  • Que voulez-vous ?

  • J'ai appris, par le journal, la fusillade du Chiapas. Vous êtes au courant ?

  • Bien sûr ! Par les journaux seulement. Ils en on fait leur une.

  • C'est triste, n'est ce pas ? Lui et ses cousins, de braves gens, ne méritaient pas cela. J'ai pensé qu'il vous intéresserait d'en savoir plus. Le senior Garcia m'avait entretenu de l'affaire vous concernant. Il m'avait dit que je pourrais proposer, à quelques-unes de mes relations, son nouvel arrivage de chair fraîche. Nous travaillons souvent ensemble, vous savez.

  • Et alors ?

  • Vous recherchez bien la gamine, sa sœur, et son protecteur ?

  • Peu importe ! Comment pourriez-vous en savoir plus que moi ?

  • Ça, c'est mon affaire. Toujours est-il que je vous jure que j'en connais beaucoup plus que vous, senior Hernandez, sur le trio. Beaucoup plus. J'ai sur eux des renseignements qui valent de l'or, mais je ne vous en dirai pas davantage au téléphone.

  • Vous me téléphonez de où ? Du Tabasco ?

  • Non, vous pourriez du reste facilement le vérifier en observant le cadran de votre téléphone. Je suis dans une cabine, à Mexico. J'avais affaire dans la Capitale. Vous ne connaissez pas mon apparence, mais je puis vous proposer un rendez-vous. Rien ne vaut un tête à tête pour se comprendre.

     

A ce stade de la conversation, Ignacio se rend compte que Emilio-Hernandez mord à l'hameçon. Il décide donc de s'amuser le plus possible.

  • Senior Hernandez, alors, voulez-vous me rencontrer ?

  • Si vous y tenez...

  • Je vous fournirai des informations très intéressantes qui vous permettront de localiser votre ami... Ignacio, c'est bien cela ?

  • Oui.

  • Vous n'avez pas à vous méfier de moi. Je suis un vieil homme. Mais je suis prudent. Je connais un peu votre réputation. Je ne prendrai pas le risque de vous déplaire. Vous êtes un homme dangereux. Moi j'ai fini mon temps. Mieux vaut nous voir dans un lieu public, dans lieu où vous ne pourrez rien tenter contre moi.

  • Senior Fernandez, je suis d'accord, mais il me faut les mêmes garanties...

  • D'accord. Vous ne pourrez rien contre moi, ni moi contre vous. Il y a un lieu idéal à Mexico, le restaurant en terrasse au sixième étage de l'hôtel Majestic, qui domine le zocalo et la Cathédrale. Discret, bien fréquenté, mais il serait impossible d'y entreprendre quoi que ce soit sans se faire remarquer. C'est OK. J'y serai demain midi. Vous me reconnaitrez facilement. J'ai les épaules un peu voutées. C'est l'âge que voulez vous ! Je suis vêtu d'un costume gris. Je mets toujours un chapeau sur ce qui reste de mes cheveux blancs. Ma moustache est jaunie car je fume beaucoup. Je serai en train de lire le quotidien El Universal. De toutes manières, il n'y a jamais grand monde en début de journée à la terrasse du Majestic.

  • Et que m'apporterez vous ?

  • Je vous dirai où se trouve Ignacio. Vous pouvez me faire confiance. Mais ce renseignement vous coûtera très cher.

  • Combien voulez-vous ?

  • J'ai des frais, beaucoup de frais senior Hernandez. Et puis la disparition de Garcia m'a privé de confortables commissions... Je vous demanderai juste un petit million de pesos. En coupures de 500. Usagées, s'il vous plaît.

  • C'est beaucoup, c'est une grosse somme.

  • Mais non, pas pour vous senior Hernandez. Venez avec l'argent ! Sinon, je ne piperai mot.

  • C'est d'accord. J'aurai le fric. Demain, à midi, au Majestic.

 

Ignacio raccroche. Il se frotte les mains. Il se réjouit du bon tour qu'il va jouer à son meilleur ennemi. Mais tout d'abord, il lui faut encore modifier son apparence. Trouver un costume gris, un peu usé, et un chapeau : rien de plus facile chez un fripier. Quant à la perruque blanche, par souci de discrétion, mieux vaut changer de fournisseur.

Normalement, au rendez-vous de l'hôtel Majestic, il ne devrait y avoir aucun incident. Mais le risque d'être découvert existe. C'est pourquoi Ignacio se munira de son arsenal.

Il lui faut d'abord préparer le piège qu'il destine à Emilio. L'idée lui vient d'un souvenir d'enfance. Il avait vu, dans un illustré, comment les chasseurs, dans la jungle, réussissaient à piéger le très gros gibier. Aux temps préhistoriques, la ruse palliait le manque d'armes efficaces contre les grands fauves.

Après avoir imaginé les rets qu'il tendra, il continue à peaufiner son scénario dans l'hôtel confortable de Réforma où il s'est installé pour la nuit. Là encore, il n'a pas fourni sa véritable identité. Un bon pourboire a annihilé la curiosité du réceptionniste. Moderne et confortable, la chambre donne sur la plus belle avenue de Mexico, celle qui relie le bosquet de Chapultepec et le centre historique. Il y a beaucoup de trafic, mais au dixième étage, dans une chambre climatisée et insonorisée, les nuisances sont nulles.

Cet ultime combat aura engendré beaucoup de frais, songe Ignacio, mais son plan devrait lui permettre de se rembourser rapidement. Sirotant un coca-cola, il regrette de ne pouvoir téléphoner à Maria. Il sait qu'en cas d'échec, demain, un tel appel pourrait la mettre en danger ainsi que sa petite sœur qu'il aime beaucoup.

A Malinalco, les deux filles se sentent à la fois confiantes et inquiètes. Confiantes car Ignacio se tire toujours miraculeusement des mauvais pas. Inquiètes car l'adversaire est certainement le plus dangereux qui soit. Elles profitent cependant, avec l'insouciance de la jeunesse, de leur séjour à la campagne. Après avoir gravi les quatre cents marches qui conduisent au temple précolombien, érigé juste avant l'arrivée des conquistadors sur la colline aux Idoles, elles dégustent une glace sur une terrasse proche du kiosque à musique où jouent gaiement les enfants.

Dix heures du matin à Mexico. Ignacio vient de déjeuner dans sa chambre d'hôtel.

Il a rangé dans l'armoire ses vêtements coutumiers et est en train de se déguiser, après avoir indiqué à la réception qu'il gardera la chambre une nuit de plus. 2500 pesos pour dormir, c'est beaucoup, mais c'est un investissement utile. Ignacio se dit qu'il a beaucoup parcouru de chemin depuis l'époque où il chapardait dans les marchés, et même depuis le temps où il rançonnait les acrobates des carrefours.

Sa perruque de carnaval, blanche sur les côtés, dégarnie sur le crâne, lui va à merveille. Avec le chapeau, elle semble plus vraie que nature. Des lunettes rondes, légèrement fumées, modifieront son regard. Le costume gris est moche, mais lui va comme un gant. Les rayures sont discrètes. Ignacio a légèrement poudré son visage et à l'aide d'un crayon de maquillage, se dote de quelques taches de vieillesse. Une canne lui permet de marcher plus facilement courbé. Il achètera le journal dans la rue. Son pistolet est glissé dans son épaisse ceinture de cuir. Il espère ne pas avoir à s'en servir. L'arme de dame tenue par du ruban adhésif sur la jambe, est cachée par la chaussette en coton. C'est en taxi qu'il ira jusqu'au Majestic, après avoir quitté l'hôtel discrètement, puisque sous sa nouvelle apparence, il n'y est pas connu. Vu l'importance de l'établissement, il passe facilement inaperçu et c'est sans se faire remarquer qu'il gagne le Paseo de la Reforma où la police se montre fort nombreuse ce jour-là. Une manifestation de revendication, comprenant une fanfare de musiciens bigarrés, et une centaine de contestataires portant des drapeaux rouges, se dirige vers la place de la Constitution et le Palais National, où le président de la République reçoit les personnalités étrangères. Pour éviter les embarras de circulation, Ignacio choisit d'arrêter un taxi dans une rue adjacente. Comme d'habitude, il se dit qu'il ne serait pas prudent, pour tout autre, de négliger l'utilisation d'un sitio. Mais il n'a aucune peur d'un éventuel pirate que ferait vite reculer son arsenal.

 

Le zocalo de Mexico, un jour de manifestation des chauffeurs de bus, vue du Majestic

 

L'ascenseur du Majestic doit dater de plus d'un demi-siècle, mais heureusement c'est un liftier en livrée qui en manœuvre l'incommode grille métallique. De belles faïences confèrent un charme suranné à l'hôtel que fréquentent essentiellement des touristes étrangers désirant profiter de la vue superbe sur la place majestueuse, animée du matin au soir.

Ignacio a choisi d'arriver en avance, pour voir entrer son adversaire. Mais Emilio, en vrai renard, l'a devancé de quelques minutes. Il est assis seul à un table de quatre personnes, tout au fond de la terrasse.

Le type est coriace, se dit Ignacio. Mais il se trompe s'il croit que je vais tomber dans le piège qu'il me tend. Enfantin à déjouer ! En effet, le senior Fernandez n'est pas censé le connaître physiquement et aller vers lui d'emblée, ce serait donc se dévoiler.

Faisant celui qui n'a rien vu, Ignacio se laisse guider par le maître d'hôtel à l'autre bout du restaurant. Il s'assied, demande la carte, déploie son journal après avoir jeté un coup d'oeil à sa montre. Il est midi moins le quart.

Ignacio sent peser sur lui le regard d'Emilio. Il a l'impression que chaque détail de sa personne est observé. Le jeune homme se tasse un peu plus sous son grimage, tout en faisant semblant de lire. Par dessus le journal, il observe Emilio qui s'est levé, demande où sont les toilettes, revient dans la salle quelques minutes plus tard et s'approche de la table d'Ignacio, lequel remarque la démarche pesante du quinquagénaire. Vêtu correctement mais simplement, l'homme est manifestement puissant. Les mains sont épaisses et les ongles courts. Il porte un blouson correct, assez ample, légèrement déformé à gauche ce qui doit révéler la fréquente dissimulation d'une arme. Les chaussures, de type sport, possèdent d'épaisses semelles en caoutchouc. Il arrive silencieusement jusqu'à la table d'Ignacio qui ne lève la tête que lorsque qu'Emilio l'interpelle.

  • Je suis le senior Hernandez. Vous êtes bien le nommé... Fernandez ?

  • Voilà qui n'est pas très poli, pense Ignacio. Mais il ne laisse rien paraître.

  • C'est bien moi. Asseyez vous caballero. Merci d'être venu.

  • Je ne suis pas là pour papoter, dites-moi ce que vous avez à me dire.

  • Vous êtes bien direct. L'argent d'abord. J'espère que vous l'avez sur vous.

Pour éviter à tout prix d'être reconnu, Ignacio dissimule sa voix. Mais il n'est pas possible, en tête à tête, d'obtenir le même effet qu'au téléphone. Il imite donc une extinction de voix, due à un mal de gorge et s'en excuse.

  • Je fume trop dit-il dans un souffle, en se frottant la moustache jaunie. Ce matin ça n'allait pas très fort. Donnez toujours l'argent.

Emilio porte à l'épaule une sacoche de vachette. Il la tend à Ignacio qui l'entrouvre. Les liasses de billets de 500 pesos sont bien là.

Ignacio flatte de la main le cuir de la sacoche :

  • Je ne compte pas, je vous fait confiance, susurre le faux vieillard.

  • J'attends maintenant les renseignements promis...

  • Je ne sais pas tout, dit Ignacio. Mais seulement qu'après la fusillade du Chiapas, la gamine a disparu. Si bien qu'elle a du contacter Ignacio. Forcément...Vous savez qu'Ignacio a un appartement à San Angel.

  • Évidemment !

  • Mais le gamin est malin. Il possède aussi une planque plus discrète. C'est chez un garagiste de sa connaissance, rue Bajio, numéro 214. Je n'en sais pas davantage, mais je suis sûr qu'il s'y trouve.

  • C'est votre intérêt, senior Fernandez, si vous m'avez raconté des histoires, je vous retrouverai, jusqu'à Villahermosa, et s'il le faut, jusqu'au bout du Monde.

  • Je le sais bien, répond, non sans humour, le jeune homme dont le déguisement habile fait merveille. Si je vous ai menti, vous me retrouverez, et nous serons, comme aujourd'hui, face à face.

  • OK, nous allons nous séparer maintenant. Emilio a hâte de vérifier les informations qu'il vient de recevoir, et de régler son compte, une bonne fois pour toutes, à Ignacio.

  • Attendez, j'ai encore un détail important. Quand vous irez rue Bajio, le garagiste ne sera pas là. D'après mon informateur, il est parti quelques jours voir sa vieille mère qui habite à Tepotzotlan. Vous devrez donc forcer la porte. Attendez la nuit, surtout. Pour vous, ce doit être un jeu d'enfant. Au revoir senior Hernandez.

 

Emilio se lève, ne regagne même pas sa table, se dirige, d'un pas plus vif, vers la sortie. Il a envie de passer à l'action mais il patientera jusqu'à la nuit. En sortant, il donne un billet au serveur, s'excuse de ne finalement pas déjeuner. C'est à toute vitesse qu'il dévalera les six étages de l'escalier, peu soucieux de prendre l'ascenseur. La soif de vengeance lui donne des ailes.

Quant au jeune homme, se doutant qu'Emilio rentre chez lui pour se préparer à sa future opération nocturne, il prend le temps de commander un repas léger. Car tout est déjà prêt au garage de la rue Bajio. Curieux et avide à la fois, le jeune homme ouvre la sacoche que vient de lui remettre le truand, il en observe le contenu plus attentivement. Les premières liasses qui apparaissent sont bien constituées de billets de 500 pesos. Les dernières, plus au fond, ne contiennent, entre deux billets authentiques, que des feuilles de papier journal, coupées à l'exacte dimension des billets de banque.

- Je ne suis fais rouler, se dit Ignacio évaluant la valeur totale de la sacoche à seulement 100 000 pesos. Je me suis fait rouler, mais, mon lascar, tu ne perd rien pour attendre.

Minuit. Le lascar en question est arrivé rue Bajio dans une camionnette discrète. Il se gare, dans une rue adjacente, à laquelle les frondaisons des ficus donnent l'aspect d'un tunnel très sombre, à proximité d'un petit supermarché qu'illumine encore les néons.

 

Le truand et la chausse-trappe

 

Emilio se faufile dans la rue Bajio, déserte. A la main, il porte un trousseau de crochets qui lui permettront d'ouvrir la grille en quelques secondes. Il sait qu'il n'a rien perdu de son adresse d'autrefois. Forcer une porte, c'est comme monter à vélo, ça ne s'oublie pas. L'homme compte bien jouer sur l'effet de surprise. Se croyant à l'abri dans le petit garage, le gamin doit dormir profondément. Réveillé en sursaut, il ne pourra rien faire contre le pistolet mitrailleur qui sera pointé sur lui. Si les filles sont là, elles subiront le même sort.

En fait Emilio est un primaire. Ce n'est même pas l'appât du gain qui le fait agir. Il possède aujourd'hui suffisamment de fric pour se la couler douce jusqu'à la fin de ses jours, mais avant, il a un compte à régler. Il désire aller jusqu'au bout de sa vengeance, même si ce n'est pas son intérêt. Il n'a toujours pas digéré le mauvais coup porté à ses neveux, puis la disparition de ses associés temporaires. Il n'aura de cesse jusqu'à ce que ce contentieux soit réglé.

Emilio a franchi la grille, qu'il referme derrière lui. Il fait de même avec la porte en bois épais, qu'il repousse. Dans la place, il s'immobilise sur le seuil. Prudent, il prend son temps. Il hume l'atmosphère. Une forte odeur d'huile de vidange remplit l'espace. Sans se déplacer, Emilo fait le tour de l'atelier avec sa torche qu'il a partiellement voilée. Dans le mince rai de lumière, il aperçoit les outils accrochés au mur, l'établi tout en longueur, au fond de la pièce. Il n'a pas de voiture dans le garage, mais un tricycle rangé dans un angle.

- Tiens, tiens, il me semble que je le connais, ce vélo, se souvient-il. Cela confirme la qualité des informations qu'il a achetées.

Emilio écoute le silence. La maison n'est pas bien haute. Il doit y avoir deux ou trois étages plus une terrasse. Y mène un escalier de ciment qui prend naissance au fond du local. Emilio tend encore l'oreille. Il croit percevoir un lége

r ronflement. Il ne se trompe pas.

Quelques heures auparavant, Ignacio est venu s'installer dans le logement de son ami mécanicien, juste au dessus du garage. Il a dévoré un sandwiche, bu un café léger, puis s'est allongé sur un canapé, décidé à ne dormir que d'une oreille. De toutes manières, son dispositif étant bien en place, il ne risque pas d'être surpris dans son sommeil.

En bas, Emilio n'a toujours pas bougé. Il inspecte encore la pièce du mince faisceau de sa lampe électrique. Dans la rue, tout est silencieux. Le ronflement à l'étage est des plus rassurants. Le bandit choisit de ne pas utiliser sa mitraillette, qui est en bandoulière sous le blouson. Il sort un révolver qu'il équipe d'un silencieux. Dans sa poche, il prend un couteau un cran d'arrêt dont la lame, si nécessaire, sortira d'une simple pression sur le bouton saillant du manche. Ses semelles de crêpes sont silencieuses. Elles ne devraient faire aucun bruit sur les marches en béton de l'escalier. Alors qu'il continue à percevoir le ronflement, qui ne peut être que celui d'Ignacio, il fait prudemment un premier pas, puis deux, et enfin un troisième. Au moment où il atteint le milieu du garage, il pousse un hurlement furieux qui réveille en sursaut Ignacio. Le plancher s'est dérobé sous ses pieds. Il chute brutalement dans le vide. Ce trou devenu béant, c'est celui de la fosse de l'atelier de mécanique qu'Ignacio avait totalement recouverte de planches légères, en équilibre les unes sur les autres, puis d'un peu de poussière et de chiffons noirâtres. Le piège tendu était parfait. Emilio est pesamment tombé dedans. La surprise lui a fait lâcher son flingue et sa lampe qui s'éteint en tombant brutalement sur le ciment.

L'homme a atterri lourdement sur le dos. Il ressent, entre les omoplates, une douleur atroce, cherche à se relever en prenant appui sur les mains. Nouveau hurlement de rage. Ses paumes sont, comme son dos, profondément percées par des pointes acérées.

En préparant la fosse, Ignacio avait considéré qu'elle n'était pas assez profonde pour que la chute mette hors d'état de nuire son agresseur. Il y avait donc cassé grossièrement plusieurs dizaines de bouteilles et disposé les tessons à l'endroit où Emilio était censé tomber. Malgré la douleur, Emilio a saisi son couteau mais il ne parvient pas à se relever, faute de pouvoir prendre appui ailleurs que sur des tessons. Il n'a du reste pas le temps de faire beaucoup de tentatives car Ignacio descend déjà l'escalier. Il tient à la main gauche une énorme torche, de celle qui équipent les policiers américains. A la main droite, son pistolet, muni lui-aussi d'un silencieux.

Ignacio sait qu'il ne doit prendre aucun risque car ce truand retors reste redoutable et capable de toutes les ruses. Il l'éblouit de son projecteur, dont l'intensité brûle les yeux, et lui intime l'ordre de ne plus bouger. Le révolver se trouve à deux mètres, hors de portée d'Emilio, mais Ignacio reste néanmoins sur ses gardes. Il descend doucement dans la fosse par un étroit escalier latéral, éblouit l'homme grimaçant de douleur, l'obligeant à fermer les paupières. Il s'approche, ses épaisses semelles faisant crisser le verre pilé. Sans s'être montré, il lance :

  • Tiens voilà pour Ursula !

Son talon a atteint vivement le menton d'Emilio, dans un craquement sinistre de dents cassées.

  • Tiens, maintenant, voilà pour Maria !

Du même pied, il a enfoncé le plexus solaire du truand qui hoquette.

Ignacio sort de la fosse, allume le plafonnier, redescend vers Emilio que, magnanime, il tire à l'écart des éclats de verre. Il s'empare de son pistolet et de son couteau, le fouille soigneusement, puis le déshabille en ne lui laissant, par bonté pure, que son caleçon. Le spectacle n'est pas très joli. Couvert de sang, le truand ne porte cependant aucune blessure létale. Il saigne de la bouche, des mains et du dos, mais commence à reprendre son souffle. Muni d'un rouleau de ruban adhésif, Ignacio lui ligature les pieds, puis les poignets, solidement. Il lui sera impossible de se détacher. Un bâillon l'empêchera de hurler. Emilio est maintenant assis contre la paroi de la fosse. Il est à moitié étranglé par l'antivol de moto qui lui fait maintenant le tour du cou avant de s'ancrer dans un anneau du mur.

  • Qu'attends-tu pour m'achever ? Demande-t-il avant qu'Ignacio ne lui musèle le bec, sachant bien qu'il a perdu la partie, qu'aucun espoir ne lui est autorisé.

  • J'ai bien mieux à ton service, répond Ignacio. Je ne suis pas un assassin comme toi. Je préfère coopérer avec la police, en bon citoyen. Tu vois, moi, au Chiapas, je n'ai pas laissé de traces, mais toi si. Bien plus que tu ne le crois...

  • Qu'est-ce que tu racontes ?

  • Eh oui, au Chiapas, tu as abandonné sur la route des dizaines de douilles provenant de ton arme. De celle que je te montre là. Je vais te la rendre, pour que tu y colles tes pattes graisseuses, que tu y laisses tes belles empreintes. Voilà...Appuie bien sur la crosse. Presse sur la gâchette. Empoigne le chargeur. Voilà. C'est parfait.

Ignacio jette la mitraillette dans un coin de la fosse, puis ajoute :

  • Ce n'est pas tout l'ami. Tu connais ce carnet ? Non ? C'est celui de ton copain Garcia, que tu as tué, sur la route, au Chiapas, avec ses trois cousins. Tu ne te souviens pas ?

  • Je n'ai tué personne, tu es fou !

  • Mais si, il te faudra t'en souvenir quand la police arrivera, tout à l'heure. Il te faudra répondre aux questions des enquêteurs. Leur dire pourquoi tu es en possession du carnet de Garcia, de sa carte de crédit et des papiers de sa voiture, pourquoi on a retrouvé les douilles de ton arme près des corps ensanglantés. Les spécialistes en balistique n'auront que l'embarras du choix. Ne bouge pas, ne n'inquiète pas, la police ne sera pas longue à venir et à faire soigner tes blessures. Mais attention, ne leur parle jamais de moi. D'ailleurs tu ne disposes d'aucune preuve et ta version ne serait pas crédible. Mais si j'étais inquiété, tes jours en prison seraient comptés. Tu sais, j'ai des amis aussi coriaces que les tiens... Quant au propriétaire de ce garage, il ne sait rien, il est absent pour quelques jours, dans sa famille : c'est pour lui un alibi très sûr.

Emilio ne dit plus rien, il sait qu'il a perdu. Que de jours sombres en perspective ! Son adversaire ne lui a pas fait de cadeaux, mais il l'a bien mérité.

Ignacio va s'en aller, mais auparavant il s'adresse encore au vaincu :

  • J'ai un petit souvenir pour toi. Tiens. C'est la perruque du type que tu as rencontré au Majestic. Tu sais, Fernandez. On ne se méfie jamais assez d'un honorable vieillard. Tu n'avais pas trouvé qu'il me ressemblait un peu ? Ta perspicacité est en baisse, amigo. Encore un mot. Pendant que tu attends ici, tranquillement, tes amis les flics, je vais aller faire un petit tour chez toi à Coyoacan, histoire de récupérer, dans ton coffre ou dans quelque tiroir, les jolis billets de 500 pesos dont tu as privé le senior Fernandez. Ce n'était pas honnête à son égard, car les renseignements qu'il t'a fournis étaient parfaitement justes. A propos du fric, tu sais, ce n'est pas bon de garder des billets de la même série. Les tiens m'ont beaucoup appris. Penses-y la prochaine fois. Et maintenant, adios !

Ignacio, après être passé à Coyoacan, où il trouve un magot moins important qu'il ne l'espérait, mais néanmoins rondelet, retourne finir la nuit à son hôtel du Paseo de la Réforma. Ce n'est pas là qu'on viendrait chercher l'agresseur d'un truand, ayant opéré rue Bajio. Ni le cambrioleur de son domicile dans l'un des quartiers les plus huppés de la ville. Demain, en pleine forme, les poches pleines, il reprendra la route de Malinalco, avec sa plaisante voiture de sport. Il paiera bien sûr sa chambre en numéraire. L'argent liquide ne lui manque pas et les billets parlent moins qu'une carte bancaire. Quoique...

Ignacio parti, Emilio se retrouve dans le noir. Il enrage. Malgré la douleur, malgré la fatigue, il se trémousse sur son dos douloureux, il cherche à se libérer des liens. Cependant, bien que moins serré, et donc moins blessant que de la corde, le ruban adhésif qui le saucissonne généreusement ne lui donne aucune chance de se détacher. Quand passent des voitures, la lumière des phares qui filtre dans l'atelier lui révèle néanmoins la présence des objets qui le narguent et le trahiront : la petite mitraillette accusatrice, riche de ses empreintes, le fameux carnet où son nom figure et les autres documents établissant l'existence de Garcia. S'il se trouvait à la Merced, où il a longtemps vécu, ou encore à Coyoacan où le senior Hernandez s'était fait des amis bien placés, il aurait encore une chance de s'en sortir. Tout se négocie. Mais ici, dans le sud du quartier résidentiel Roma, il n'a aucune relation parmi une police qu'il suppute triée sur le volet. Il ne peut donc pas espérer la corrompre.

A Malinalco, les filles ont passé une bonne nuit. Craignant la solitude de l'hôtel désert, elles ont partagé le même lit. Quel bonheur de se retrouver ensemble après des moments si difficiles. Assoupie dans les bras l'une de l'autre, elles n'ont pas partagé les mêmes rêves. Maria a pensé à Ignacio, tremblant pour lui, attendant son retour avec impatience, espérant que désormais, ils pourront vivre en paix à San Angel, voire y fonder une famille. Ursula a revu en songe les beaux yeux de Pablo, le charmant petit paysan inculte qui l'a si bien accueilli, qui lui a pris la main, mais qui n'est pas, hélas, destiné à la même vie qu'elle.

Le soleil étant déjà haut dans le ciel, illuminant les parois verticales de la montagne proche, c'est assez tard qu'elles se sont levées pour savourer le petit déjeuner au bord de la piscine. Le thé était parfumé aux fruits, le jus d'oranges sublime, les gâteaux délicieux. Elles se baignent maintenant longuement dans l'eau tiède avant de s'étendre sur les chaises longues. Les empreintes de leurs pieds humides, vite évaporées, n'ont pas marqué longtemps le sol en béton, sur lequel, un peu plus loin, un gros lézard somnole, tel un crocodile au bord du marigot.

L'hôtel Malinalco est situé à l'écart du village, dans une zone résidentielle qui fleure bon la campagne. Un coq chante pour dire combien sa vie amoureuse est belle. Plus loin quelques vaches paissent, ignorant la proximité de l'arène où ont lieu de rares courses de taureaux.

Soudain le chien du voisin, qui somnolait, s'émeut et aboie furieusement. Il y a peu de circulation dans la rue de pavés disjoints qui conduit à l'hôtel. Toutes les artères du village sont ainsi revêtues, sauf la route nationale désormais goudronnée. La grande station service lui donne un aspect moderne que dément, en face, le petit restaurant, aux abords crasseux, protégé du soleil par quelques bâches, et où fume sur une plaque chaude d'odorants hachis de poulet et de porc.

Ursula reconnaît le bruit de la BMW. Suivie de Maria, elle se précipite vers le portail roulant et ouvre le passage à Ignacio. Celui-ci rayonne de bonheur. Il peut désormais envisager l'avenir tranquillement. Tous trois se tombent dans les bras les uns des autres, se bisent, se frottent vigoureusement le dos à la manière mexicaine.

  • Ça y est, c'est fini, dit Ignacio. Emilio va finir en prison, et en prime, j'ai une bonne partie de son argent. Maria, Ursula, si cela vous dit, on prend l'autoroute d'Acapulco, puis si vous voulez, direction la plage ! Puerto Escondido, ça vous irait ?

Ursula applaudit. Maria exprime des réserves :

  • Mais, mon pato, je n'ai rien à me mettre...

Ignacio frappe sur la fameuse sacoche qu'il tient en bandoulière d'une manière fort démonstrative.

  • Ne t'en fais pas. On y pourvoira sur place.

Retour rue Bajio. Il est six heures du matin quand l'officier de police prévenu anonymement par Ignacio arrive au garage avec trois hommes. Son informateur lui avait indiqué que ni la porte, ni la grille ne seraient fermées à clef. Il suffira de les pousser.

Avec ses adjoints, il entre comme indiqué dans le garage, allume le plafonnier, découvre avec stupeur le type ligoté dans ce moderne cul-de-basse-fosse. Il y descend, remplace le ruban adhésif par une paire de menottes. Il observe le visage rougi de son prisonnier, dont la bouche coule toujours. Ce n'est pas ragoûtant. Le sang, se mêlant à la bave, coagule du menton jusqu'au col. L'officier reconnaît enfin qu'il s'agit d'une vieille connaissance :

  • Mais c'est le fameux Emilio, celui qui a trempé dans toutes sortes d'affaires glauques... Je te croyais rangé, et tu en es là ?

  • Je t'ai reconnu aussi, Marco. Malgré les apparences, j'ai encore des ressources, tu sais. Et j'ai surtout un gros compte à régler. Nous pourrions trouver un compromis, tu n'y perdrais pas !

     

L'officier dégote rapidement le carnet, les papiers, la mitraillette, la carte bancaire. Il lui faudra faire expertiser le tout pour vérifier les assertions de son informateur anonyme. Il est déjà évident qu'il ne s'agit pas d'une simple affaire de cambriolage ayant mal tourné ; une bande organisée est forcément dans le coup ; les meurtres au Chiapas sont liés, sans aucun doute, aux trafiquants d'enfants ou de drogue qui prolifèrent ces dernières années, ce qui oblige même les plus corrompus des policiers à la prudence. De plus l'affaire pourrait valoir quelque avancement...

  • C'est vrai, que nous avons quelques bons souvenirs en commun, Emilio. Mais pour l'instant je ne peux rien pour toi.

  • Et puis je ne suis pas sûr de mes hommes, souffle-t-il encore à voix basse. Ils sortent de formation. Ils font partie de la nouvelle génération. Une génération peut-être incorruptible, je ne sais... Plus tard, mais bien plus tard, il est possible que je puisse tenter de t'aider. Mais seulement, il faut me comprendre, si à ce moment-là, tu as encore un peu de fric quelque part. Pour mes frais, pour ma retraite...

Emilio se sent très las. Bien que ces paroles laissent poindre une faible lueur au bout du tunnel, il sait désormais que les années d'incarcération seront de toute manière, même s'il échappe à la perpétuité, longues et éprouvantes. Il a connu la prison, des lustres durant, mais à l'époque il était jeune, plein de force, plein de ressources. Il savait se faire respecter dans le milieu carcéral. Avec les jeunes loups d'aujourd'hui, ce sera moins confortable. De rage, il attrape la petite effigie de la santa Muerte qu'il porte au cou. Une tête de mort sous un voile de vierge. Pour lui, ce n'est plus la santisima. Elle ne mérite pas ce superlatif. Il tire d'un geste brusque sur le fétiche, brise le cordon, jette la médaille au sol, l'enfonce dans le cambouis, rageusement. L'icône n'a rien fait pour l'aider.

 

La santa Muerte

 

Sur l'autoroute d'Acapulco, à 150 km de là, dans la voiture décapotée, Ignacio ne tient le volant que de la main droite. Son coude gauche repose sur la portière dont la vitre est baissée. Il fait très chaud et le vent vif fait du bien. A l'arrière, les filles se sont collées l'une contre l'autre. Elles bavardent, elles rient, parfois elles chantent. Elles n'ont pas les yeux dans leur poche. C'est la petite qui, la première, repère le panneau indiquant la sortie vers Taxco. Cette antique ville minière, dont les collines regorgent de métal blanc, est célèbre par ses ateliers et ses bijoux en argent. Le long des rues, les étalages se succèdent. Colliers, bracelets, boucles d'oreilles serties de pierres fines y scintillent au soleil. Ursula et Maria proposent un petit détour shopping à Ignacio qui ne dit pas non !

 

 

Épilogue

 

L'histoire pourrait se finir ainsi dans ce Mexique qui miroite, brille de milles feux, mais s'enlise aussi dans la récession.

Dans ce grand pays qui travaille, souffre mais sait se relever des pires catastrophes. Inondé par les cataractes orageuses et les cyclones, secoué par les séismes, brutalisé par l'épidémie, pollué au cœur de sa mégapole démesurée, terrorisé par les maffias, mais riche de ses entrepreneurs, de ses savants, de son histoire, des artisans de son indépendance, de ses artistes prestigieux ou inconnus, il continue d'avancer, dans le tumulte des avenues embouteillées comme dans la musique entraînante de ses mariachis.

Au carrefour du Viaducto, à nouveau, un petit garçon et sa grande sœur s'exhibent devant les automobilistes.

Jusque tard dans la nuit de Mexico

 

L'histoire recommencerait-elle ? Un peu plus loin, un laveur de pare-brises se faufile entre les voitures. Le joueur d'orgue de Barbarie tend sa casquette, souvent en vain. Deux musiciens tirent leur lourd xylophone dans la rue.

Dans ma rue.

De la fenêtre, je leur lance une pièce de monnaie. La plus lourde que j'aie, pour qu'elle tombe juste à leurs pieds.

Le Mexique continue, dans la misère et dans le luxe. Tout là-haut, attablés au restaurant panoramique du World Trade Center, un couple de Français dégustent une coupe de champagne. Il est excellent. Comme à Reims ou Épernay. Ils observent émerveillés la nuit tombant sur la Capitale. Bientôt, on ne distingue plus les immeubles et les voitures, mais seulement leurs lumières. La clarté fait oublier la noirceur ambiante et transfigure le paysage. Elle agit comme un manteau de neige métamorphosant une banlieue grise. On dirait que l'immense ville, telle le lac originel dont elle émergea, reflète le ciel, beau ce soir là, juste paré d'un croissant de Lune qu'escorte toujours une étoile brillante. A quelques dizaines de kilomètres de la grande ville, à Téotihuacan, la pyramide portant le même nom céleste regarde vers celle du Soleil, racontant, à travers la Chaussée des Morts, le Mexique éternel, celui du Serpent à plumes aux crocs redoutés, celui du Jaguar de la légende Maya, celui du sourire éclatant d'une petite fille arborant à la sortie de l'école un beau dessin... tel un dessein où elle aurait représenté tous ses rêves.

FIN

Mexico mai 2009

RELECTURE août 2009

 

 

 

 

Cette histoire, bien qu' initialement inspirée par l'observation de personnages réels, est totalement fictive et ne prétend pas rendre compte précisément de la vie dans le Mexique contemporain, bien que d'une manière générale, la vérité n'en soit pas très éloignée...

 

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Présentation

  • : Le blog de Dominique Arnaud, le Mexique révélé
  • : Après avoir accompli de longs séjours au Mexique, j'ai beaucoup écrit sur ce pays que j'aime. Riche de mille facettes, il est si différent des clichés qu'on en présente ! Ce pays qui vaut bien mieux que ce que l'on en dit mérite l'ouverture de ce blog ayant pour but de vous faire pénétrer dans ce territoire extraordinaire. Ce sera par petites touches, en n'évoquant que ce que j'ai vécu, en parlant des expériences dont tous les touristes n'ont pas l'occasion, en donnant aussi bien des infos.
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